2 - LA SOIERIE LYONNAISE A L'EPOQUE DE JACQUARD
Lors de la Révolution, dirigée contre les riches aristocrates et religieux, la Fabrique fut éprouvée, perdant une grande partie de sa clientèle et les riches tissus façonnés furent remplacés par des tissus unis, rehaussés de broderies. A son tour, Napoléon vint en aide à cette industrie lyonnaise. De passage à Lyon, il visite les ateliers de tissage. Une soierie que conserve le Musée Historique des Tissus porte cette inscription : "Fait en présence du Premier Consul à Lyon le 26 Nivose An X". Le garde-meubles fera aux fabricants lyonnais d'importantes commandes pour les résidences impériales.
Au même moment, les célèvres velours de Gaspard Grégoire (portraits, décors d'après Raphaël, Greuze, Vien, David, Berjon) peints sur la chaîne, sont des chefs-d'oeuvre d'une technicité et d'une minutie remarquables.
Dès lors, l'invention du lyonnais Jacquard avait permis de diviser les prix et de multiplier la diversité des motifs, atteignant ainsi une clientèle plus large. La Fabrique continua de s'adapter à l'évolution du marché et sa suprématie fut confirmée sous le Second Empire, au démarrage de la grande industrie.
Comme nous l'avons vu, la mécanique Jacquard est enfantée vers 1804 à Lyon par Joseph-Marie Jacquard (1752-1834). Fils de canut, Jacquard, alors agé de 38 ans, cherche dès 1890 à inventer un mécanisme qui permettrait de lever automatiquement les fils de chaîne. Jusqu'à la fin du XVIIIe, le tissage des étoffes brochées se faisait encore entièrement à la main.
Jacquard reprit pour ses travaux les inventions de Bouchon et de Falcon, faisant de laur automatisme "manuel", un automatisme mécanique. Sa première mécanique, brevetée en 1801, fut perfectionnée et achevée par lui en 1806. Il est donc bien l'inventeur du principe de la mécanique, mais l'on oublie généralement de rendre hommage à la collaboration des mécaniciens Sckola et Breton qui lui donnèrent la perfection qu'elle a atteint depuis.
La légende de Jacquard veut que lors d'une exposition publique de l'appareil, un groupe de canuts ait jeté des sabots par dépit dans la mécanique afin d'en détruire le mécanisme. Le mot "sabotage" en aurait acquis une nouvelle signification devenue d'un emploi courant dès 1831, lors de la Révolte des Canuts.
En effet, l'une des caractéristiques essentielles de la mécanique Jacquard, était qu'un seul de ces métiers supprimait l'emploi des "tireurs de lacs", ouvriers qui soulevaient manuellement les fils de chaîne.
Il ne s'agirait là que d'une légende. En 1805, eut lieu une vente publique de métiers modèles, réunis par Philippe de Lasalle. On a prétendu à tord que cette vente, dans laquelle figurait un métier "à la Jacquard" avait été ordonnée par le Conseil des Prud'hommes pour satisfaire à l'exaspération des ouvriers tisseurs contre le malheureux inventeur. Or ceci ne peut pas être car le Conseil des Prud'hommes n'avait pas la compétence d'une telle vente publique.
Peut-être quelques canuts mécontents, ne voyant pas les avantages du système, lancèrent-ils quelques quolibets, mais celà ne dut pas aller plus loin. C'est ce qui ressort du compte rendu d'une enquête faite par le directeur de la Revue du Lyonnais après la mort de Jacquard. Le but probable de la vente était simplement de libérer les salles du Palais Saint Pierre où les métoers étaient exposés et auxquelles on voulait donner une autre destination.
Le métier "à la Jacquard" avait l'avantage de supprimer la préparation des semples et la confection des lacs, de supprimer le travail abrutissant des tireurs de lacs; son maniement était plus simple et son coût était deux fois moindre que celui de l'ancien métier à grande tire.
Cette invention, venant un demi siècle après la première navette volante de John Kay, reste la plus spectaculaire innovation dans la technique du tissage, mais aussi la plus marquante, dans la mesure où elle allait ouvrir le chemin au tissage industriel mécanisé, marquant la fin d'une époque à jamais révolue. Toujours est-il qu'en 1810 trois mille métiers, en 1813 quatorze mille métiers et en 1835 trente mille métiers à la Jacquard battent au rythme du coeur de la ville laborieuse. Lors de la seconde exposition des produits de l'industrie française, en l'An 9, Jacquard ne reçut qu'une médaille de bronze avec la mention suivante : "Jacquard, de Lyon : inventeur d'un mécanisme qui supprime dans la fabrication des étoffes brochées, l'ouvrier appelé tireur de lacs".
Contrairement à la règle générale, à Lyon, les tisseurs sont des hommes, les femmes étant employées aux travaux annexes comme le dévidage des flottes de soie, la confection des canettes et des espolins, le tir des lacs, le tordage des chaînes de soie... travaux pénibles et fastidieux s'il en fût. La condition féminine n'est alors guère attirante. Dans un article de l'Echo de la Fabrique du dimanche 23 mars 1834, Jane Dubuisson, rédactrice du "Conseiller des femmes", nous parle de cette condition :
"... Dès l'âge de six ans, une malheureuse petite fille est attelée à une roue de mécanique dix-huit heures par jour, elle gagne huit sous, en dépense deux, trois au plus, pour ajouter une insuffisante portion de mets grossiers à son pain plus grossier encore; cette enfant étiolée par un travail au-dessus de ses forces, abrutie par une existence toute contre nature qui s'écoule dans des ateliers malsains, hideux de malpropreté, végète ainsi dans la plus déplorable ignorance. Si son enfance maladive échappe à tant de maux, elle atteint une jeunesse plus malheureuse encore. Réservée à la fabrication des étoffes unies, les plus mal rétribuées, une femme travaille quinze ou dix-huit heures pour gagner un salaire qui suffit à peu près à la moitié de ses besoins les plus urgents..."
Puis, parlant des chantages scandaleux dont sont victimes les postulantes à un emploi, de la part des commis : "... Et qu'on ne pense pas que toutes celles qui sont exposées à tant d'horribles séductions succombent; non! J'ai vu d'honorables misères placées entre le vice et la faim, refuser de honteux marchés, et par ce refus, se voir enlever leur ouvrage. Leur ouvrage! Leur pain de tous les jours! Je citerai à l'appui de ce que j'avance, les lignes suivantes, empruntées au plaidoyer éloquent de M. Favre :"
"Je parlais de leurs filles, ils nous donnent leurs bras, et nous, qui ne les payons point assez pour qu'elles puissent vivre, nous prostituons leurs corps aux viles passions du plus offrant. On les accuse d'inconduite, Grand Dieu! Lorsqu'on profite des privations auxquelles les comdamnent la modicité du salaire, pour rendre plus énivrantes les séductions dont on les entoure, lorsqu'on spécule sur leur misère pour souiller leur innocence et profaner leur bauté! Et c'est pourtant là la vie de tous les jours. L'ouvrière qui veut être sage, doit manger du pain, boire de l'eau, se vêtir de bure, et consentir à manquer souvent d'ouvrage. Si je n'avais été témoin de ces honteuses stipulations, de ces concessions arrachées à la pudeur par la faim, je n'y croirais pas, mais j'ai entendu, et l'on veut que je ne demande pas hautement qu'on mette un terme à tant de turpitudes, à ces exploitations lubriques du plus fort, en donnant à l'ouvrière un salaire qui assure son indépendance. Oh! non je ne le puis, et quand à moi se joindront tous les hommes de coeur et de talent, la société consentira peut-être à ouvrir les yeux et à prendre un parti".
Comment fonctionne la Fabriue lyonnaise? En 1830 elle accapare la quasi-totalité d'une population de presque 150 000 habitants.
Au sommet, huit cents fabricants qui ne fabriquent rien du tout mais se contentent d'acheter la soie, de la faire tisser et de la vendre. Ne prenant aucun risque, ils attendent la commande ferme du client avant de donner du travail aux chefs d'atelier. Hautains, peu scrupuleux, Reybaud les voit comme des commissionnaires plutôt que comme des industriels, trés différents des chefs d'atelier considérés comme de gais lurons. Pour Audigamme, ce sont deux races trés différentes. Le fabricant est un hypocrite qui poursuit de ses assiduités la femme du chef d'atelier qui vient prendre la soie ou rapporter les rouleaux d'étoffe tissée. Car ce baron de l'industrie n'hésite pas à utiliser son pouvoir pour écraser toutes les réticences.
En dessous, huit mille chefs d'atelier qui possèdent les métiers, se disputant l'ouvrage distribué par le fabricant, leur concurrence aidant à la baisse du prix de façon. Ils doivent rendre un poids d'étoffe tissée égal au poids des matières reçues déduit d'un certain pourcentage de déchet admis. Les risques et les frais de la production sont pour eux. Voilà en illustration un cas soumis en 1831 au Conseil des Prud'hommes :
Le chef d'atelier Boferding avait monté pour le fabricant Champagne un métier de mouchoirs. La préparation avait coûté 42 frs. S'apercevant que le nouvel article ne rendait pas, le fabricant ordonna d'arrêter plus tôt que prévu et paya les mouchoirs alors fabriqués 66 frs. Le chef d'atelier devait à son ouvrier un salaire de 33 frs. Il lui restait donc après un mois et demi de labeur 33 frs pour 42 frs de frais engagés.
Pour survivre, les chefs d'atelier se défendent alors individuellement comme ils le peuvent, pratiquant ce que l'on nomme le "piquage d'once" par incorporation du poids d'un corps étranger à l'ouvrage, eau ou huile et conservant ainsi pour eux une partie de la soie donnée par le fabricant. Balzac, dans la "Maison Nuncigen" prétend que cette ruse date du lendemain de la Révolte des Canuts en 1831. Il se trompe et le piquage d'once s'est simplement généralisé, comme expédient dans le conflit de classes et d'intérêts. Le chef d'atelier travaille dans les hautes maisons de la Croix Rousse. Les rues étaient étroites et les ateliers ayant besoin de lumière furent placés aux étages supérieurs, en pleine clarté. Comme le montre la superbe gravure de Férat (voir en haut de la page), le logis du maître ouvrier constitue à la fois un milieu familial et un milieu professionnel formant un tout inséparable. Le chef d'atelier a à son service quatre ou cinq compagnons. Il vit plutôt mal mais en même temps il est un aristocrate de l'industrie, ayant une position difficile entre ses compagnons et les fabricants.
Le chef d'atelier reste adossé à la petite bourgeoisie qui entretient vigoureusement la flamme de 1789. Les sociétés secrètes, la franc-maçonnerie, voilà l'école où il s'est instruit. De là cette fierté, cette âptreté de ton, ces colères qui tournent aisément à la violence.
En dessous encore, trente à quarante mille compagnons. Joseph Benoit nous parle d'eux :
"L'ouvrier n'a que ses bras qu'il loue indistinctement dans le cours de la même année à plusieurs maîtres. Il ne peut s'attacher nulle part, l'organisation industrielle s'y oppose impérieusement. Semblable au juif errant de la légende, il doit errer d'un atelier à l'autre sans pouvoir jamais se fixer d'une manière stable dans aucun. Sa vie, comme celle du chef d'atelier, est une transe continuelle, une appréhension constante de l'avenir. Il n'est jamais sûr que du travail qu'il éxécute, de la pièce d'étoffe qu'il confectionne. Une fois ce travail livré et sorti de ses mains, le chef d'atelier est dégagé envers lui, et il est obligé de chercher ailleurs à occuper ses bras désormais inutiles. Et celà arrive souvent, tous les quinze jours ..."
Les 21, 22 et 23 novembre 1831 restent une date exemplaire dans l'histoire de la soierie lyonnaise, mais également dans l'histoire sociale du monde occidental. C'est en effet dans la capitale de la soie que s'ouvre l'ère des grandes luttes ouvrières du XIXe siècle. Le contraste poussé à son paroxysme qui règne alors entre les différentes classes conduit inéluctablement à un climat social explosif.
La soierie lyonnaise ne pouvait que tendre vers une forme capitaliste puisque l'exercice de cet art nécessitait une recherche lointaine de matières premières onéreuses et une prospection de marchés non moins lointains pour une production d'étoffe de trés grand luxe. Ces conditions indispensables réclamant une immobilisation importante de capitaux, Lyon, comme nous l'avons vu, vit se constituer au fil des ans des catégories aussi disparates qu'opposées dans la profession. Pour maintenir la Fabrique dans la prospérité, les fabricants n'hésitent pas à cantonner les canuts de Lyon dans leur misère ancestrale ainsi qu'en témoigne ce texte précurseur du capitalisme de classe, tiré du "Mémote sur les manufactures de Lyon" de Mayet, et cité par Juston Godard :
"Pour assurer et maintenir la prospérité de nos manufactures, il est nécéssaire que l'ouvrier ne s'enrichisse jamais, qu'il n'ait précisément que ce qu'il lui faut pour se bien nourrir et se bien vêtir. Dans une certaine classe du peuple, trop d'aisance assouplit l'industrie, engendre l'oisiveté et tous les vices qui en dépendent. A mesure que l'ouvrier s'enrichit, il devient difficile sur le choix et le salaire du travail. Le salaire de la main d'oeuvre une fois augmenté, il s'accroît en raison des avantages qu'il procure... Personne n'ignore que c'est principalement au bas prix de la main d'oeuvre que les fabriques de Lyon doivent leur étonnante prospérité. Si la nécessité cesse de contraindre l'ouvrier à recevoir de l'occupation quelque salaire qu'on lui oggre, s'il parvient à se dégager de cette espèce de servitude, si des profits excèdent ses besoins au point qu'il puisse subsister quelque temps sans le secours de ses mains, il emploiera ce temps à former une ligue. N'ignorant pas que le marchand ne peut éternellement se passer de lui, il osera lui prescrire à son tour des lois qui mettront celui-ci hors d'état de soutenir toute concurrence avec les manufactures étrangères, et de ce renversement auquel le bien-être de l'ouvrier aura donné lieu, proviendra la ruine totale de la Fabrique. Il est donc trés important aux fabricants de Lyon, de retenir l'ouvrier dans un besoin continuel de travail, de ne jamais oublier que le bas prix de la main-d'oeuvre est non seulement avantageux par lui-même, mais qu'il le devient encore en rendant l'ouvrier plus laborieux, plus réglé dans ses moeurs, plus soumis à ses volontés..."
Il paraît évident qu'un conflit social devait éclater tôt ou tard. En 1831, jamais le canut n'avait eu une condition plus misérable et un labeur plus mal rétribué. Il est de coutume de dire, selon les statistiques, qu'n 1830 un ouvrier ne gagne pas le tiers de ce qu'il gagnait en 1810, ni la moitié de ce qu'il gagnait en 1824, pour un travail toujours plus harassant; M. Moissonnier nous parle de cette condition :
"Dès l'aube jusqu'à tard dans la nuit, le canut est assis de guingois devant le métier. Une de ses jambes prend appui sur le sol, l'autre actionne une pédale de bois qui soulève en temps voulu les fils de chaîne. De la main droitr il lance la navette, de la gauche il meut le battant qui serre la trame et frappe régulièrement le rouleau de tissu contre lequel s'appuie le ventre de l'ouvrier."
Dix-huit heures de labeur dans cette position incommode sont trés épuisantes : l'attention ne doit pas se relâcher, la vue se fatigue vite, surtout pendant les heures de nuit où la seule lumière provient d'une lampe fumeuse, le chelu. Les médecins les plus qualifiés de Lyon pensent alors que les trois quarts des maladies dont souffrent les ouvriers de la Fabrique proviennent de cet abus de travail de nuit. Pendant dix-uit heures, enfin, le canut reçoit dans l'estomac le contrecoup du battant qui heurte le rouleau de tissu et ces chocs répétés contrarient la digestion. Il est classique de présenter le canut comme un homme pâle, aux traits tirés, aux chairs molles, souvent difforme. Michelet dans son "Histoire de la Révolution" écrit à leur sujet : "Physiquement, c'était une des races les plus chétives d'Europe".
Le conflit qui, en fait, n'est que la répétition des soulèvements de 1744 et 1786, éclate dans les premiers jours d'octobre 1831, losque l'"Echo de la Fabrique" publie une lettre adressée au préfet de Lyon, Bouvier-Dumolart, par les chefs d'atelier annonçant la constitution d'une commission chargée d'étudier l'édification d'un tarif de façon, que de tous temps ils tentèrent en vain d'imposer. Le préfet Bouvier-Dumolart, passant pour un sauveteur aux yeux des ouvriers, finit par obtenir le 5 octobre la signature d'un accord collectif augmentant le tarif des prix de façon. De Saint-Jean à la Croix-Rousse le cri de joie se répandit comme une traînée de poudre : "On a le tarif, on a le tarif!"
Mais la plupart des fabricants ne se sentirent pas engagés par la signature de leurs délégués et refusèrent d'emblée le nouveau tarif. Après séquestration du général de la garde nationale, la grêve tourna en insurrection armée. L'Hôtel de Ville fut occupé par les insurgés. Vite dépassés par les événements, les chefs d'atelier ne surent plus que faire de leur victoire, n'étant plus maîtres des compagnons qui n'avaient "rien à perdre et tout à gagner". Les forces de l'ordre reprirent la situation en main et Lyon, occupée par la maréchal Soult, vit l'entrée solennelle du prince d'Orléans.
Quant au préfet, il paya de sa destitution sa relative bienveillance à l'égard des revendications ouvrières.
Le Tarif déclaré nul et non avenu, sonna le glas de l'espoir immense qu'une fois encore, les tisseurs avaient de parvenir à édifier une société plus juste et d'exiger une vie plus décente. Le sang avait coulé, l'amertune était dans les coeurs. Il ne restait plus qu'à tirer les leçons d'une défaite. Et pourtant, conscients de cette défaite, les tisserands lyonnais gardaient ancré au fond d'eux-mêmes l'espoir qu'un jour viendrait, porteur de cette justice et de cette décence :
"Ah, Feuilletez l'histoire, et dans les premiers tempsCherchez-y pour vous des leçons salutaires :Quand ces hommes obscurs qu'on nomme prolétairesViennent à découvrir que des infimes rangsIls peuvent se hisser à la taille des grands,Que le pain appartient aux bouches affamées,Alors, malheur à tous! même si les arméesSous leur artillerie écrasent les mutains,Leur chute annonce encore de désastres certains."
Tel est l'hommage rendu aux canuts de Lyon par Auguste Barthélémy.